Les textes de la célébration du jour nous proposent une parabole en stéréophonie. Voilà une occasion de rappeler que le Christ dit une parabole qui fait souvent écho à une autre ou un récit de la Tora. Il sollicite la mémoire des auditeurs et l’actualise.
Actualiser signifie ici donner une forme nouvelle à ce qui est structurant et ancien.
Cette méthode d’enseignement nous met au cœur de la dynamique de l’évangélisation.
On n’évangélise pas en faisant table rase du passé structurant des auditeurs, de ce qui structure leur mémoire et leur psyché.
Le structurant est invisible, même si des artéfacts, des monuments et des rites manifestent l’intériorité des auditeurs en question.
Au contraire, il faut solliciter la mémoire, solliciter le structurant afin de lui donner une forme nouvelle ; cette dernière doit être supérieure à l’existant.
Nous sommes dans une création, en conséquence, quels que soient le peuple et la culture, Dieu a toujours déjà une histoire avec ce peuple, ou ce peuple a toujours déjà une histoire avec Dieu.
Certes, cette histoire avec Dieu n’est pas aussi explicite que celle de YHWH avec le peuple hébreu. Le peuple n’a pas forcément un corpus similaire à la Tora. Néanmoins, il y a un existant.
De là découle un beau programme de recherche en anthropologie théologique sur les histoires des peuples avec Dieu ou les histoires de Dieu avec les peuples de la terre.
Nous avons, en effet, une grille de lecture qui vient de la Révélation, pour repérer les traces de Dieu dans l’histoire des peuples, les traces des paroles de Dieu dans l’histoire des peuples particuliers. Ces peuples n’ont pas été moins barbares ou plus barbares que le peuple hébreu.
Ceci étant posé, la nouvelle évangélisation ne pourra pas se faire sans solliciter la mémoire des peuples contemporains, une mémoire très structurée dans les canons de la modernité pour certains. En revanche, les sujets qui ont fait le tour de la modernité et en sont revenus sont prêts à suivre des personnages qui donnent l’impression de savoir où ils vont.
L’autre déterminant de la dynamique de l’évangélisation est la forme de l’enseignement, à savoir, la parabole. Tout ce que Christ dit d’essentiel est enveloppé dans une parabole.
Quand on sollicite la mémoire structurant afin de l’actualiser, l’actualisation demande du temps, car on ne déménage pas si facilement, sauf si le logement est particulièrement inconfortable.
La parabole est comme le royaume ; c’est quelque chose qui se déploie. Il faut du temps pour passer d’une structuration à une autre.
Une fois la parabole lancée, elle agit comme le levain dans la pâte. Tandis que la pâte se repose, l’action du levain se déploie. Voilà la force du récit.
À ce stade de la réflexion, je me suis demandé, que pourrait pour nous la parabole dans l’enseignement et dans l’éducation ?
Ceci étant posé, pour bien profiter de la sollicitation de la mémoire de l’auditoire par le Christ, il faut se rappeler le début du chapitre 17 d’Ezéchiel qui manque dans la première lecture.
« La parole du Seigneur me fut adressée :
03 Tu leur diras : ainsi parle le Seigneur Dieu : le grand aigle, aux grandes ailes, à l’envergure immense, au plumage épais et chamarré, vint au Liban. Il s’empara de la cime du cèdre,
04 cueillit le sommet de sa ramure ; il l’emporta au pays des marchands, et dans une ville de trafiquants le déposa.
05 Puis il prit une des semences du pays, la mit dans un champ prêt aux semailles : au bord des eaux abondantes, telle une pousse de saule, il la planta.
06 La semence germa, devint une vigne florissante, à la taille basse, tournant ses pampres vers l’aigle, étendant ses racines sous lui. C’était une vigne, elle donna des sarments et lança ses branches. […]
09 Tu diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Réussira-t-elle ? L’aigle ne va-t-il pas arracher ses racines, ôter son fruit pour qu’il sèche ? Ses pousses cueillies sécheront toutes. Nul besoin d’un bras puissant ni d’un peuple nombreux pour la déraciner !
10 La voici plantée : réussira-t-elle ? Dès que l’atteindra le vent d’est, ne va-t-elle pas se dessécher ? Sur la terrasse même où elle poussait, elle séchera ! »
Cette parabole et cette énigme annoncent de manière prémonitoire l’exil du peuple à Babylone et cela en deux temps, en 597, puis en 587.
Vous avez reconnu la reprise que Jésus fait de l’énigme d’Ezéchiel avec la graine de sénevé qui remplace le cèdre, la plus petite graine qui devient la plus grande plante du potager et les oiseaux du ciel viennent s’y abriter.
Alors, notons dans ces deux textes qui se répondent, ce qui est en mouvement et qui avance, et ce qui est en mouvement et qui reste invariable et permanent.
Premièrement, ce qui est en mouvement et qui avance. Le cèdre est évoqué comme image d’Israël, en tant que peuple de Dieu, cèdre qui se mue en sénevé, la plus grande plante du jardin potager qui nous lance vers le royaume.
Le royaume n’abolit pas Israël, en tant que peuple de Dieu. Bien au contraire, le royaume est le futur d’Israël. Néanmoins, Dieu n’oblige pas ; il invite.
Il ne s’agit pas de bouder le royaume à l’instar du fils aîné qui refuse de rentrer dans la joie de son père parce qu’il a fait bon accueil au fils cadet, le fils prodigue. Voilà une autre parabole qui s’invite en diagonale dans la réflexion.
Le problème du fils aîné est le sentiment d’être déplacé par un manant, quelqu’un qu’il méprise. Voilà d’ailleurs un sentiment bien à la mode, le fantasme du grand déplacement ou du grand remplacement.
Or, le fils aîné ne se retrouvera qu’en entrant dans la joie de son père.
Le plus dur pour le fils aîné est de réaliser que cet accueil du fils cadet, qui revient à la vie, ne lui enlève rien, ne lui prend rien. Or, le fantôme de la dépossession fomente la haine de l’autre. D’ailleurs, son père le lui dit : tout ce qui est à moi est à toi.
Deuxièmement, ce qui est en mouvement et qui demeure invariable et permanent. L’action de Dieu mène le royaume à son accomplissement, car il dit, « c’est moi qui planterai la jeune pousse du cèdre sur une très haute montagne ».
L’action de Dieu est encore signifiée symboliquement par la semence qui germe, grandit, monte en graine, tandis que l’agriculteur dort ou vaque à ses occupations.
Voilà une image de la puissance de Dieu, lui seul peut mener le royaume à son accomplissement, puisque c’est son initiative et il est le seul à avoir la puissance pour le faire.
Personne ne peut empêcher le royaume d’aller à son accomplissement, car personne n’a la puissance pour l’en empêcher.
Entrer dans la joie de Dieu comme le fils aîné est invité à le faire ou entrer dans la dynamique du royaume est le chemin qui mène le plus loin dans la vie.
Roland Cazalis, compagnon jésuite