Dans l’évangile (Mc 8,34 - 9,1), nous trouvons souvent de brefs passages ciselés que nous percevons a priori riches d’une signification profonde et attirante mais dont nous risquons ne pas savoir quoi faire si nous voulons les mettre concrètement en œuvre pour nous-même. C’est bien le cas, me semble-t-il, pour celui que nous venons d’entendre : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ». (Mc 8,34)
A le lire, nous pouvons en déduire qu’il y est visé un chemin d’évolution personnelle interne important pour la suite du Seigneur qui est à vivre par la personne. Il est dit en effet que la personne doit renoncer à elle-même, prendre sa croix. Mais qu’est-ce que cela peut-il bien vouloir vraiment dire pour chacun de nous au-delà d’une réponse hâtivement généreuse : renoncer à soi-même, oui mais à quel « soi-même », prendre sa croix : oui mais quelle « croix».
Par ailleurs, dans l’histoire du peuple de Dieu, nous constatons que les saints reconnus par l’Eglise se sont, de manière récurrente, lancés dans leur suite du Christ avec une première compréhension pas toujours bien adaptée qui, peu à peu, les a conduits, en fait, à leur véritable conversion. Il en est bien ainsi, par exemple, avec François qui se met en route pour simplement reconstruire une église et comprendra, peu à peu, l’enjeu véritable de cette initiative. Il en est aussi, ainsi, avec Ignace tel que nous l’apprenons dans le récit de sa vie qu’il a bien voulu narrer à la fin de son existence. Nous y découvrons son cheminement, ses errements. Il répondait ainsi à l’avance au vœu plein de sagesse de Bernadette, qui disait « Je voudrais qu'on dise les défauts des Saints et ce qu'ils ont fait pour se corriger ; cela nous servirait bien plus que leurs miracles et leurs extases ». Ignace a ainsi découvert assez rapidement à vrai dire dans sa suite du Seigneur combien celle-ci était engluée au commencement par l’idée qu’il se faisait de lui-même, ainsi que par la précompréhension erronée qu’il avait du monde. Il s’est alors ouvert au travers d’une crise profonde à une toute nouvelle manière d’entrer en relation avec son Seigneur, sans présupposé aucun, dans une radicale pauvreté et acceptation de lui-même. Il s’est alors laissé instruire par ce qui lui arrivait dans son quotidien, en cherchant seulement à avancer en dialogue avec le Seigneur qui se manifestait à lui par la joie appelante. C’est alors ouvert en lui un autre chemin qui se révélera être une suite durable du Christ pour lui. Il avait découvert la croix qu’il avait à porter : se maintenir ouvert de tout lui-même, ce à quoi il devait renoncer comme identité projetée : sa capacité à entreprendre pour briller, afin de pouvoir recevoir à nouveau de Dieu cette capacité, pour son service et celui des âmes.
Peut-être, nous faut-il réaliser que cet appel du Seigneur à le suivre ne cherche pas à nous rejoindre dans un nouveau commencement imaginaire de notre cheminement, mais à nous rejoindre lorsque nous sommes de fait déjà engagés dans une première suite du Christ. Cette parole vient alors éclairer gracieusement notre chemin récurrent de conversion. Elle vient nous aider alors à y prendre une orientation peut être bien modeste mais plus ajustée. Si nous considérons vraiment notre chemin en cours, nous pouvons bien mieux réaliser quel est le renoncement vivifiant que nous avons à vivre et la croix véritable que nous avons à porter. Cela requiert une ouverture plus large de notre conscience à tout ce qui nous constitue : ce dont nous avons honte, ce que nous ne voulions pas considérer jusque-là, ces imperfections qui semblaient nous rendre indignes, ces blessures qui nous insécurisent.
Alors nous pressentons que, comme pour Georges Brassens avec sa bien aimée, « Sur l'île déserte, il nous faut tout emporter ». Oui tout de notre être, même le blessé et le pêcheur, est précieux dans la suite du Christ, que cette suite ne peut s’opérer si nous y allons sous une forme tronquée et magnifiée, que la vérité de la relation ne pourra pas vraiment s’instaurer entre le Seigneur et nous si nous rencontrons le Seigneur à partir d’une image projetée et restrictive de nous-mêmes. Ce à quoi il nous faut d’abord et toujours renoncer, c’est l’image parfaite de nous-même qui nous ferait vivre, nous rendrait digne. Alors la rudesse des apôtres nous devient une aide, un réconfort. Oui ils étaient ces êtres frustres, imparfaits mais entiers qui se sont laissés façonner, aimer, transformer à partir de ce qu’ils étaient véritablement, par le Seigneur jusqu’à sa mort et sa résurrection, devenant par-là, et seulement par-là, les piliers de l’Eglise. Alors le chemin d’enfouissement, toujours plus profond, de Bernadette dans l’infirmerie de Nevers après avoir connu les apparitions merveilleuses de la Dame à la grotte et la furie médiatique qui s’en est suivie, nous devient un sésame pour entrer dans la vraie vie, pour renoncer à toute gloire humaine. Alors je puis m’offrir tel que je suis, humblement… « Prends Seigneur et reçois » comme le dit Ignace dans sa fameuse prière… Amen.
Jean-Luc Fabre, compagnon jésuite