La fête du Corpus est l’occasion d’une leçon d’anthropologie fondamentale, en d’autres termes, de ce que sont l’humanité et l’être humain et la question du salut.
En dehors de toute considération religieuse, la question du salut s’est très vite posée, et cela de multiples façons à l’humanité :
Comment se défaire du mal et du chaos qui s’introduisent dans les relatons humaines ?
Comment se défaire du chaos qui est en soi-même sachant qu’il faut une médiation, il faut au minimum en parler à quelqu’un pour que le processus de drainage et de guérison soit effectif, car on n’y parvient pas en restant uniquement avec soi-même.
Nous ne pouvons pas rester uniquement avec nous-mêmes comme individu et comme espèce, car nous sommes faits pour l’altérité. Nous avons besoin de la médiation d’autrui pour nous construire et nous accomplir.
C’est précisément sur ce point que les mouvements séparatistes, nationalistes et xénophobes qui ont le vent en poupe en ce moment sont complètement dans l’erreur par rapport à ce qu’est le monde de la vie.
Parmi ceux qui ont le choix et les moyens, certains aimeraient même ne plus exercer la violence destructrice sur les autres communautés vivantes – les animaux et les plantes- pour se nourrir. Ils aimeraient se nourrir d’une manière juste, c.-à-d. comme les plantes qui, par nature, se nourrissent d’eau, de sels minéraux et de l’énergie solaire.
On voit que la question du salut se pose dès notre assiette quand on y prend grade.
Dans le fond, l’espérance de ces gens est celle exprimée dans Isaïe quand il annonce le temps où la vache et l’ourse paîtront ensemble, le loup et l’agneau feront de même, c.-à-d. qu’ils soient délivrés de cette obligation de détruire des êtres vivants pour se nourrir.
En attendant, il ne faut pas seulement se nourrir dans la culpabilité, mais manger, car c’est un acte social que nous devons célébrer dans la joie.
Regardons comment s’opère le basculement dans la compréhension du salut.
Dans le texte du livre de l’Exode, la grâce du peuple c’est d’abord la Révélation du tout Autre. Ce n’est pas le peuple qui se dote d’un tout Autre, sous la forme de puissances, mais le Tout Autre qui se révèle en tant que personne.
En restant dans la pratique de l’époque, qui est le rituel sacrificiel, Moïse asperge le peuple avec le sang qui est normalement destiné au tout Autre. Voilà une manière d’exprimer le fait d’avoir part avec lui, d’être incorporé dans le mouvement qui est dirigé vers le tout Autre.
Être aspergé du sang est en même temps, une manière de se purifier, d’extirper le chaos qui est en soi et dans la communauté. Nous sommes ici dans l’anthropologie fondamentale, dans le fondement de ce qu’est l’être humain, et de sa manière de fonctionner.
Sortir de la logique sacrificielle est difficile, nous n’en sommes pas encore sortis et je me demande si l’on en sortira un jour.
Toujours est-il que même si l’on peut voir l’acte du Christ depuis la perspective sacrificielle, on peut aussi le voir par le tournant qu’il opère et dans le sens d’un accomplissement.
L’Incarnation, en termes de nouveauté, opère la même révolution dans le monde que la Révélation reçue par le peuple juif.
Alors, on peut voir l’Incarnation comme cette entrée dans le monde. On peut aussi compléter cette compréhension par la perception de l’Incarnation comme un geste du Christ qui prend avec lui, qui embrasse, qui assume toutes les dimensions matérielles et spirituelles du monde en l’incorporant dans l’expérience de Dieu.
Dans cette vision, l’Incarnation est comme un geste eucharistique. Ceux qui communient aux corps et sang eucharistiques acquiescent le fait d’être incorporé dans l’expérience de Dieu, et l’acquiescent sans cesse, chaque fois qu’ils communient.
Par ce geste, la logique sacrificielle est renversée, elle tourne à l’envers.
Du coup, l’eucharistie donne un nouveau sens à notre acte de manger, au sens où le repas acquiert un nouveau goût. Il acquiert aussi un horizon eucharistique par lequel nous acquiesçons, nous célébrons la vie, car le tout Autre, en opérant ce tournant, nous permet de le faire. Ici, nous sommes au cœur de la théologie, car nous sommes au cœur de l’anthropologie.