Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée : un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa vigne.
Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire.
Et à ceux-là, il dit : “Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste.”
Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même.
Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?”
Ils lui répondirent : “Parce que personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous aussi.”
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.”
Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’un denier.
Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier.
En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine :
“Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !”
Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ?
Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi :
n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?”
C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
Ce que nous lisons ou entendons est proprement révolutionnaire. Un nouveau monde s’esquisse… Les manières de voir les relations, d’être ensemble, changent. La Justice ne réside pas que dans les relations d’un à un, dans une démarche de contrat limité à une prestation sans suite entre deux contractants indifférents, mais la justice mise en avant considère toutes les personnes dans leur globalité, aussi bien celles qui peuvent que celles qui ne peuvent pas travailler… Cela nous apprend qu’il y a entre nous, entre tous les hommes, une grande communauté de destin, les premiers travaillent pour les derniers, car ce qui importe c’est que tous aient pu participer. Les premiers sont appelés à mesurer que leur place n’est que du à la chance d’avoir été premiers et non à leur mérite. Dès lors, ils sont appelés à une juste solidarité. L’enjeu du projet n’est pas de réaliser quelque chose avec un maximum d’efficacité (en réduisant au mieux la ressource humaine employée) pour un maximum de rentabilité mais de permettre que tous soient associés, reconnus, reliés dans une œuvre commune. Ainsi les ouvriers sont appelés à aller à la vigne tout au long du jour. La valeur c’est « tous ensemble », le « plérome », chacun a sa place, chacun apporte quelque chose d’unique et de précieux. Nous réalisons bien que c’est une économie très différente de celle qui règne actuellement dans notre société mondialisée. Considérer que tous ont valeur et que la valeur véritable naît de l’ensemble réuni… cela construit une toute autre humanité sur un tout autre fondement. C’est bien ainsi que des collectivités constituées fonctionnent concrètement lorsqu’elles vivent bien : les familles, les communautés éducatives, les paroisses, les associations, les démocraties, les communautés religieuses… la contribution de chacun est attendue, valorisée, reconnue… cette parabole est pour le royaume mais aussi pour notre manière de vivre dès aujourd’hui… nous le pressentons dans ce monde qui s’esquisse, chacun se sent de pouvoir être, de quitter le manteau de la peur du manque, de l’asservissement, de pouvoir devenir lui-même au sein d’une communauté aimante… Voilà la véritable justice : que tous puissent vivre ensemble.
Que cette parabole de la parole de Dieu nous ouvre à l’innovation politique, nous donne le goût de réfléchir aux questions sociales, à envisager le monde autrement, à nous laisser toucher par une autre justice, qui donne à chacun de pouvoir être… Il y va de l’avenir de notre terre.
Père Jean-Luc Fabre