Ils ne
sont pas nombreux à voir clair dans cette histoire. L'évangile ne manque pas d'humour : il se trouve que le seul qui voit vraiment c'est celui qui est né aveugle ! Tous les autres, d'une manière
ou d'une autre, demeurent dans l'obscurité. Car ce qui fait qu'on devient clairvoyant dans l'évangile c'est le regard dans la foi, c'est de savoir reconnaître en Jésus l'homme qui vient de Dieu,
le Seigneur.
Or, la plupart s'y refusent dans cette histoire. Et pour toutes sortes de raisons. Des raisons qui sont aussi quelques fois les nôtres car il nous arrive de ressembler aux voisins, aux parents ou aux pharisiens de l'évangile. Nous refusons de voir, autrement dit nous refusons de croire car voir et croire c'est ici la même chose.
Nous ressemblons donc aux voisins de l'aveugle-né. Ceux-là sont des rationalistes. Ils cherchent à faire rentrer l'évènement de la guérison de l'aveugle dans un cadre qui soit acceptable pour la raison humaine. Ils veulent trouver une explication qui tienne la route : l'homme qui était aveugle n'est pas celui qui voit maintenant. Ce dernier n'a donc pas été guéri parce qu'il n'a jamais été aveugle. Dieu n'a rien à voir avec cette histoire.
De la même manière aujourd'hui, dans notre culture tellement marquée par la science, nous nous méfions de toute lecture un peu magique ou surnaturelle des événements. Nous n'aimons pas, et nous avons raison, laisser intervenir Dieu trop rapidement dans nos histoires. Nous cherchons des explications à tout. Mais c'est au risque quelques fois de devenir des esprits étroits et matérialistes qui ne savent plus accueillir la part de mystère dans nos vies ni voir l'impact de Dieu dans l'existence d'un homme.
Après les voisins, voici les parents de l'aveugle-né. Ceux-là ne sont pas des courageux. Face à l'adversité, ils préfèrent jouer profil bas.
Nous leur ressemblons aussi quelques fois. Aujourd'hui, il est parfois difficile de dire sa foi chrétienne parce qu'on ne sait pas trop quelle réaction cela va déclencher. Il est aussi difficile de poser un geste évangélique quand il nous démarque de ce que font les autres. Comme les parents nous pouvons être tentés alors d'atténuer notre différence chrétienne et de prendre doucement la fuite face aux questions qui dérangent.
Sur la scène de l'Evangile interviennent alors les pharisiens. Ils se présentent comme les défenseurs de la foi, ils rappellent la loi, celle du Sabbat. Conscients de leur importance, ils ne supportent pas que l'aveugle guéri leur fasse la leçon. Ce faisant, ils passent à côté de la révélation du Christ.
Elle nous menace nous aussi cette tentation d'emprisonner notre vie de croyant dans des règles et des principes, dans des pratiques intangibles. Elle nous guette aussi quelques fois cette incapacité à savoir recevoir de ceux qui nous paraissent moins religieux une leçon d'évangile. Comme les pharisiens nous risquons de ne pas voir l'extraordinaire liberté de l'Esprit de Dieu, capable de rejoindre toutes sortes d'hommes. Il arrive que Dieu fasse du hors pistes, qu'il n'emprunte pas nos passages cloutés et nos chemins balisés et l'on s'étonne alors de voir des hommes dont apparemment la vie semblait si loin, cheminer pourtant avec le Christ.
Nous ressemblons aux voisins de Siloë, aux parents de l'aveugle né ou aux pharisiens de Jérusalem, et à chaque fois, c'est comme si nous ne voyions pas clair, comme si nos yeux étaient empêchés de voir. Il nous manque le regard spirituel qui naît du regard du Christ en nous. Et c'est notre monde qui, pris dans son rationalisme, dans sa suffisance, dans ses peurs et ses habitudes, se fait quelques fois aveugle à la présence de Dieu.
Mais elle est aussi heureusement toute proche de nous l'expérience de l'aveugle né sorti de son obscurité. Un jour, nous avons accueilli en nous la rencontre du Christ Jésus. Une Parole d'Evangile nous a touchés, le témoignage de vie d'un homme nous a marqués, une célébration nous a profondément atteints. Il s'est passé quelque chose en nous. Comme une soudaine ou une lente guérison.
Et c'est comme si nos yeux s'étaient ouverts. Comme si nous regardions autrement la vie, la nôtre et celle du monde, illuminés par la foi en l'Evangile. Ce n'est pas que tout soit devenu facile, évident, sans questions. L'Evangile du Christ est devenu cependant pour nous une lumière pour notre vie. En lui nous découvrons nos vies avec ses ténèbres et ses lumières. Et c'est comme un surcroît de lucidité sur nos esclavages mais, plus encore, une confiance reçue, un grand amour qui nous empêche de désespérer des autres, de désespérer de nous-mêmes et de désespérer de Dieu. C'est la capacité de recevoir à chaque instant la vie comme un don de Dieu. C'est une Pâque, un lavement des yeux dans la piscine de Siloë, autrement dit un Baptême à vivre tout au long de notre vie.
Que notre route de Carême soit pour nous et notre Eglise la grâce de cette ouverture plus grande de nos yeux dans la lumière du Christ qui illumine la vie. Amen.
Le P. Laurent Le Boulc'h est curé de la paroisse de Lannion, secrétaire général du conseil presbytéral du diocèse de Saint Brieuc et Tréguier (Côtes d'Armor - France).