Le coup du chapeau…
la fin pour laquelle nous sommes créés demeure en toute situation…
Ce qui compte pour Ignace c’est de se déterminer en Dieu, pour
Dieu, que le résultat soit atteint sur le plan mondain est une autre chose. Ce qui compte pour lui, c’est « que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit
davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés » [Principe et Fondement]. Dès lors la contradiction et le conflit potentiel sont situés autrement, ils ne sont pas niés mais
situés par rapport à la détermination de notre volonté selon notre fin, notre identité en Dieu. Cela est vrai pour ma vie individuelle mais aussi pour ma vie en relations. L’œuvre de Dieu est de
vivre selon cette orientation, en toute situation. La coopération à Dieu requiert que je me détermine dans la situation par rapport à ma fin et le reste, la décision qui en découlera, sera à
assumer humblement. Le discernement donne une orientation concrète qui pourra être réévaluée, dans le futur, en mettant en œuvre, une nouvelle fois, les moyens du discernement. Cette lettre
écrite vers la fin de sa vie l’illustre bien. Ignace y écrit à François de Borgia, grand d'Espagne, qui vient d'entrer dans la Compagnie de Jésus. Ignace a appris que l'empereur Charles
Quint désire que François soit fait cardinal. Le Pape est prêt à accéder à ce désir. Or, ceux qui entrent dans la Compagnie renoncent à tout titre honorifique. Faut-il faire une exception ou
s'opposer à la volonté de l'empereur et du Pape ? Le conflit n’est pas loin, il rôde dans l’esprit et le cœur… Voyons comment Ignace agit.
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IHS
Rome, 5 juin 1552
La souveraine grâce et l'amour éternel du Christ notre Seigneur soient toujours en notre faveur et aide continuelles.
Au sujet de chapeau de cardinal, il m'a paru bon de vous exposer, comme je le ferais pour moi-même, ce qui s'est passé en moi, pour la plus grande gloire de Dieu. Dès que j'ai été averti que certainement l'empereur vous avait proposé et que le Pape était content de vous faire cardinal, immédiatement j'éprouvai une inclination ou une motion pour y faire obstacle de tout mon pouvoir. Malgré tout, cependant, je n'étais pas certain de la volonté divine, par suite de nombreuses raisons pour et contre qui me venaient à l'esprit.
J'ordonnai aux prêtres de la maison de célébrer une messe et à tous les frères de prier pendant trois jours, afin d'être guidé en tout pour la plus grande gloire de Dieu. Pendant cette période de trois jours, à certains moments, réfléchissant et retournant l'affaire en mon esprit, je ressentais en moi certaines craintes; je manquais de liberté d'esprit pour prendre position et empêcher la chose. Je me disais : est-ce que je sais ce que Dieu notre Seigneur veut faire ? Et je ne trouvais pas en moi une assurance entière pour m'opposer. A d'autres moments, quand je reprenais ma prière habituelle, je sentais ces craintes disparaître. Je continuai ma demande à diverses reprises, tantôt avec cette crainte, tantôt avec le contraire.
Enfin, le troisième jour, dans ma prière habituelle, et toujours depuis lors, je me sentis un jugement si décidé et une volonté si suave et si libre pour m'opposer autant que je pouvais devant le Pape et les cardinaux que, si je ne le faisais pas, j'étais et je suis encore certain que je n'aurais pu valablement me justifier devant Dieu notre Seigneur; au contraire, mes raisons auraient été entièrement mauvaises.
Cependant, j'ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j'adopte cette position, et d'autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu'il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu'à la fin le dessein de l'empereur s'exécute.
Que Dieu notre Seigneur agisse en tout pour que toujours se réalisent sa plus grande louange et sa plus grande gloire. Il serait opportun, je pense, que sur cette question vous répondiez à la lettre que vous a écrite de ma part Maître Polanco. Vous y déclareriez l'intention et la volonté que Dieu notre Seigneur vous a données ou vous donnera. Nous laisserons tout à Dieu notre Seigneur, pour qu'en toutes nos affaires s'accomplisse sa très sainte volonté...
Ignace
Remarquons qu’Ignace même Général, à plus de soixante ans, continue de mettre en œuvre les moyens classiques du discernement. Sa réponse est d’importance : qu’il dise lui aussi « oui » à la demande de l’Empereur et la Compagnie risque de perdre son esprit, qu’il dise « non » et la Compagnie risque de perdre sa renommée auprès des autorités, il est toujours dangereux de s’opposer aux désirs des puissants… Aussi Ignace prend cette question avec sérieux, il expose dans cette lettre aussi bien le résultat que les moyens pris. Cela ne peut que conforter chacun de nous à continuer à prendre les moyens « ignatiens ». [Formuler la question, rythmer son temps, renouer avec son Créateur, la Vie en soi, vivre des alternances, se laisser confirmer par Dieu, mettre en œuvre…].
A la fin du courrier, sa remarque demande que nous nous y arrêtions dans le cadre de ce dossier : « Cependant, j'ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j'adopte cette position, et d'autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu'il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu'à la fin le dessein de l'empereur s'exécute ». Ignace, dans cette incise, manifeste sa conception du monde, des relations entre les êtres, la manière de se situer dans les conflits, il exprime aussi ce qu’est fondamentalement la matière du discernement.
Pour Ignace, ce qui compte est que chacun cherche amoureusement la volonté de Dieu, qu’il mette tout en œuvre de sa volonté, de son intelligence dans cette perspective plus que d’obtenir le résultat en lui-même, pour lui, pour l’autre ou le collectif. C’est ainsi que se vit la relation véritable de la créature avec Son Créateur et Seigneur dans le monde. Le conflit est, comme tout le reste, lieu de l’indifférence qui demande de se disposer pour se donner. En paraphrasant le Principe et Fondement, nous pourrions dire « que nous ne voulions pas plus conflit que pas conflit mais que nous désirions…» Le conflit ne doit donc pas être gommé ou absolutisé mais considéré, situé… puis traversé et vécu. Il n’est pas la fin de tout mais un moment, un moment seulement, de la grande œuvre fondamentale de Dieu qui cherche à réunir l’humanité pleinement vivante de chacun dans la fraternité universelle au Christ Jésus, œuvre qui nous échappe sans cesse.
L’entente entre les êtres provient de l’union de chacun à son Créateur, du jeu humain des libertés qui en découle. Dieu agit avec les libertés humaines en leur ensemble, comme il agit avec chacune d’elles, en les suscitant, en les accompagnant. Ainsi, la détermination d’Ignace, tenir à la manière de faire de la Compagnie, sans se fermer à des évolutions possibles, fera que François de Borgia ne sera jamais cardinal mais deviendra le troisième Général de la Compagnie et sera reconnu comme saint par l’Eglise.
père Jean-Luc
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