Aujourd’hui, juste avant d’entrer dans le triduum pascal, ce long moment liturgique sans véritable interruption qui nous conduira, en trois jours et trois nuits, du don eucharistique du Seigneur Jésus à la Cène jusqu’aux apparitions du Ressuscité, débordantes du pardon offert, en passant par l’abandon par tous, assumé par le Fils de l’homme jusqu’à sa mort sur la Croix, il nous est présenté deux hommes. Il y a Jésus et il y a Juda dans leurs manières propres d’être homme, chacun d’eux.
Le constat est posé par le Seigneur Jésus de leurs deux chemins : « Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »
Laissons résonner en nous les phrases prononcées par l’un et par l’autre pour sentir plus pleinement la manière d’être de Juda et celle de Jésus, pour nous y reconnaitre nous-mêmes et notre société, pour sentir vers où nous avons à aller pour pouvoir nous tourner véritablement vers la lumière de la Vie.
Écoutons la différence de ton : « Que voulez-vous me donner, si je vous le livre ? » et « Allez à la ville, chez untel, et dites-lui : “Le Maître te fait dire : Mon temps est proche ; c’est chez toi que je veux célébrer la Pâque avec mes disciples.” » et de même à la fin du passage que nous venons de lire : « Rabbi, serait-ce moi ? » et « C’est toi-même qui l’as dit ! »
Nous percevons, par là, leurs manières d’envisager leur propre position dans l’existence. Dans un cas, un homme qui ne sait pas vraiment ce qu’il veut. Il va ainsi vendre une personne sans même savoir le prix, la valeur de celui qu’il trahit… pensons a contrario à la femme pécheresse, pardonnée et aimante. Elle, elle répand en pure perte sur les pieds de Jésus un parfum de plus de trois cents pièces d’argent… Mesurons cette inconsistance. Juda n’arrive pas à se situer par rapport à lui-même, totalement dépendant de l’extérieur, du signe que l’extérieur peut lui envoyer. « Que voulez-vous me donner »
Laissons aussi résonner en nous la phrase pleine d’équilibre et de force tranquille qui émane de Jésus. « Allez à la ville, chez untel, et dites-lui : “Le Maître te fait dire : Mon temps est proche ; c’est chez toi que je veux célébrer la Pâque avec mes disciples.” » Jésus est parfaitement conscient et de ce que la situation lui impose « Mon temps est proche » et de ce qu’il veut lui « c’est chez toi que je veux célébrer la Pâque avec mes disciples ». Et tout cela, Jésus en confie l’annonce à un tiers : « Allez à la ville, chez untel, et dites-lui : “Le Maître te fait dire ». Quelle royauté ! Jésus assume pleinement et lui-même et sa situation. Il est libre, libre vraiment, dans la situation telle qu’elle est.
Avec magnanimité, le roi Jésus offre, à la fin, à Juda d’accéder à sa propre humanité, à sa parole intérieure. En toute situation et jusqu’à la fin de sa vie, Jésus cherche et cherchera le bien de toutes les personnes avec lesquelles il est en relation. Ainsi, ici, Juda est conduit par Jésus à pouvoir assumer ses actes en accédant à une parole personnelle. « Rabbi, serait-ce moi ? » Une condition nécessaire à la demande de pardon : pouvoir reconnaître soi-même que sa liberté s’est engagée. « C’est toi-même qui l’as dit ! » La bonté du Seigneur va ainsi jusqu’à aider celui qui le livre à pouvoir assumer son crime, pouvoir éprouver vraiment sa liberté. Sans cela, point de pardon, et oui « Il vaudrait mieux pour cet homme, Juda, moi… qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »
Car cette scène évangélique nous aide à prendre conscience du scandale de sociétés qui n’autorisent pas la prise de parole personnelle des personnes en son sein. Et s’y retrouvent, pêle-mêle, le soldat russe contraint de tuer sans raison, le jeune occidental soumis à la pression médiatique et le religieux enserré dans les contraintes de son groupe d’appartenance. Et, à vrai dire, d’une manière ou d’une autre, chacun de nous, ici présents… Défaut terrible de la société mais défaut aussi de chacun de nous qui renonce à risquer sa liberté.
Ce jour qui précède le triduum pascal nous encourage ainsi à demander de pouvoir naître ou renaître à notre liberté intérieure, qu’elle soit pécheresse n’importe pas vraiment. Ce qui compte, c’est qu’elle soit née. Alors assumons notre être, sortons de nous-mêmes, vivons, fautons peut-être, mais existons ! Ne peut ressusciter que ce qui a été mort et ne peut être mort, que ce qui a été vivant !
Jean-Luc Fabre, compagnon jésuite
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